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résoluble en idées, est plus qu'idée ; elle est supra-intellectuelle. Les deux
forces, s'exerçant dans des régions différentes de l'âme, se projettent sur le
plan intermédiaire, qui est celui de l'intelligence. Elles seront désormais
remplacées par leurs projections. Celles-ci s'entremêlent et se compénètrent. Il
en résulte une transposition des ordres et des appels en termes de raison pure.
La justice se trouve ainsi sans cesse élargie par la charité ; la charité prend de
plus en plus la forme de la simple justice ; les éléments de la moralité devien-
nent homogènes, comparables et presque commensurables entre eux; les
problèmes moraux s'énoncent avec précision et se résolvent avec méthode.
L'humanité est invitée à se placer à un niveau déterminé, - plus haut qu'une
société animale, où l'obligation ne serait que la force de l'instinct, mais moins
haut qu'une assemblée de dieux, où tout serait élan créateur. Considérant alors
les manifestations de la vie morale ainsi organisée, on les trouvera parfaite-
ment cohérentes entre elles, capables par conséquent de se ramener à des
principes. La vie morale sera une vie rationnelle.
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 46
Tout le monde se mettra d'accord sur ce point. Mais de ce qu'on aura
constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la
morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La grosse
question est de savoir pourquoi nous sommes obligés dans des cas où il ne
suffit nullement de se laisser aller pour faire son devoir.
Que ce soit alors la raison qui parle, je le veux bien; mais si elle s'expri-
mait uniquement en son nom, si elle faisait autre chose que formuler
rationnellement l'action de certaines forces qui se tiennent derrière elle,
comment lutterait-elle contre la passion ou l'intérêt ? Le philosophe qui pense
qu'elle se suffit à elle-même, et qui prétend le démontrer, ne réussit dans sa
démonstration que s'il réintroduit ces forces sans le dire : elles sont d'ailleurs
rentrées à son insu, subrepticement. Examinons en effet sa démonstration.
Elle revêt deux formes, selon qu'il prend la raison vide ou qu'il lui laisse une
matière, selon qu'il voit dans l'obligation morale la nécessité pure et simple de
rester d'accord avec soi-même ou une invitation à poursuivre logiquement une
certaine fin. Considérons ces deux formes tour à tour. Lorsque Kant nous dit
qu'un dépôt doit être restitué parce que, si le dépositaire se l'appropriait, ce ne
serait plus un dépôt, il joue évidemment sur les mots. Ou bien il entend par
dépôt le fait matériel de remettre une somme d'argent entre les mains d'un
ami, par exemple, en l'avertissant qu'on viendra la réclamer plus tard; mais ce
fait matériel tout seul, avec cet avertissement tout seul, aura pour conséquence
de déterminer le dépositaire à rendre la somme s'il n'en a pas besoin, et à se
l'approprier purement et simplement s'il est en mal d'argent : les deux procé-
dés sont également cohérents, du moment que le mot « dépôt » n'évoque
qu'une image matérielle sans accompagnement d'idées morales. Ou bien les
considérations morales sont là : l'idée que le dépôt a été « confié » et qu'une
confiance « ne doit pas » être trahie ; l'idée que le dépositaire « s'est engagé »,
qu'il a « donné sa parole » ; l'idée que, même s'il n'a rien dit, il est lié par un
« contrat » tacite ; l'idée qu'il existe un « droit » de propriété, etc. Alors, en
effet, on se contredirait soi-même en acceptant un dépôt et en refusant de le
rendre ; le dépôt ne serait plus un dépôt ; le philosophe pourrait dire que
l'immoral est ici de l'irrationnel. Mais c'est que le mot « dépôt » serait pris
avec l'acception qu'il a dans un groupement humain où existent des idées pro-
prement morales, des conventions et des obligations : ce n'est plus à la
nécessité vide de ne pas se contredire que se ramènera l'obligation morale,
puisque la contradiction consisterait simplement ici à rejeter, après l'avoir
acceptée, une obligation morale qui se trouverait être, par là même, préexis-
tante. - Mais laissons de côté ces subtilités. La prétention de fonder la morale
sur le respect de la logique a pu naître chez des philosophes et des savants
habitués à s'incliner devant la logique en matière spéculative et portés ainsi à
croire qu'en toute matière, et pour l'humanité tout entière, la logique s'impose
avec nue autorité souveraine. Mais du fait que la science doit respecter la
logique des choses et la logique en général si elle veut aboutir dans ses
recherches, de ce que tel est l'intérêt du savant en tant que savant, on ne peut
conclure à l'obligation pour nous de mettre toujours de la logique dans notre
conduite, comme si tel était l'intérêt de l'homme en général ou même du
savant en tant qu'homme. Notre admiration pour la fonction spéculative de
l'esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent qu'elle suffi-
rait à faire taire l'égoïsme et la passion, ils nous montrent - et nous devons les
en féliciter -qu'ils n'ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix de
l'un ni de l'autre. Voilà pour la morale qui se réclamerait de la raison
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 47
envisagée comme une pure forme, sans matière. - Avant de considérer celle
qui adjoint une matière à cette forme, remarquons que bien souvent on s'en
tient à la première quand on croit arriver à la seconde. Ainsi font les philoso-
phes qui expliquent l'obligation morale par la force avec laquelle s'imposerait
l'idée du Bien. S'ils prennent cette idée dans une société organisée, où les
actions humaines sont déjà classées selon leur plus ou moins grande aptitude à
maintenir la cohésion sociale et à faire progresser l'humanité, et où surtout
certaines forces définies produisent cette cohésion et assurent ce progrès, ils
pourront dire, sans doute, qu'une activité est d'autant plus morale qu'elle est
plus conforme au bien ; et ils pourront ajouter aussi que le bien est conçu
comme obligatoire. Mais c'est que le bien sera simplement la rubrique sous
laquelle on convient de ranger les actions qui présentent l'une ou l'autre
aptitude, et auxquelles on se sent déterminé par les forces d'impulsion et
d'attraction que nous avons définies. La représentation d'une hiérarchie de ces
diverses conduites, de leurs valeurs respectives par conséquent, et d'autre part
la quasi-nécessité avec laquelle elles s'imposent, auront donc préexisté à l'idée
du bien, qui ne surgira qu'après coup pour fournir une étiquette ou un nom :
celle-ci, laissée à elle-même, n'eût pu servir à les classer, encore moins à les
imposer. Que si, au contraire, on veut que l'idée du Bien soit la source de
toute obligation et de toute aspiration, et qu'elle serve aussi à qualifier les
actions humaines, il faudra qu'on nous dise à quel signe on reconnaît qu'une
conduite lui est conforme; il faudra donc qu'on nous définisse le Bien; et nous
ne voyons pas comment on pourrait le définir sans postuler une hiérarchie des
êtres ou tout au moins des actions, une plus ou moins grande élévation des uns
et des autres : mais si cette hiérarchie existe par elle-même, il est inutile de
faire appel à l'idée du Bien pour l'établir; d'ailleurs nous ne voyons pas
pourquoi cette hiérarchie devrait être conservée, pourquoi nous serions tenus
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