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pas faire trembler, même le déiste, la pensée que, les mains
vides de mérites, et peut-être encore fumantes de sang de son
frère, il va comparaître au sacré tribunal, sans aucune citation
de la part du souverain Juge? Le duel porte encore injure au
bien public, auquel il enlève souvent des hommes très
courageux, et qui pourraient être utiles à leur patrie, en
guerre, comme dans le temps de la paix. Enfin le duel, loin
d’être commandé par l’honneur, en est, au contraire,
repoussé. Car, en écartant tout préjugé, l’on conviendra sans
peine, que l’honneur ne consiste que dans l’exercice de la
vertu et la jouissance d’une bonne réputation auprès des gens
de bien. Or, ce n’est pas en vengeant une ombre d’insulte que
l’on acquerra cette jouissance, puisque le grand art ne
consiste pas à rendre une injure, mais à la savoir accepter
avec ce degré de noblesse qui caractérise l’homme patient.
Ce n’est pas non plus en sapant la base de toutes les vertus (je
veux dire l’humanité) qu’il parviendra à les mettre en
pratique. D’ailleurs, la vie est un bien d’un ordre supérieur à
l’honneur, l’honneur ne doit donc pas commander à la vie,
mais la vie à l’honneur. »
Jusqu’ici, Hercule avait été entendu avec une sorte de
satisfaction; mais il fut tout à coup interrompu par Adolphe.
« Ami, tout ce que tu viens de présenter à mon esprit entraîne
son assentiment. Mais il me reste encore un doute. Sera-ce toi
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qui vas le dissiper? Personne n’est obligé de laisser flétrir sa
réputation. Or, celui qui, étant appelé à un combat particulier,
refuserait de s’y rendre, laisserait flétrir sa réputation au
jugement des hommes. – Honte donc à celui-là! »
« N’allons pas si loin, mon cher Adolphe, et n’inculpons
qui que ce soit, avant d’avoir entendu sa justification. Que je
suis aise, pourtant, de voir que la vérité n’est plus cachée à
tes yeux que sous un voile très léger. Mais continuons et
essayons à le soulever... De deux maux, il faut choisir le
moindre. Or, il vaut bien mieux encourir l’opprobre et le
mépris des hommes, que de défendre sa réputation par des
moyens que proscrivent également et les lois divines et les
lois humaines. Celui donc qui examinera attentivement
combien de pas il fait chaque jour vers le terme de sa course,
ne sera pas assez insensé pour oser faire en un instant le saut
le plus périlleux qui fût jamais – « Le saut de l’éternité! »
« Mais, reprend Eugène, le duel est un acte de grandeur
d’âme; il est donc permis? »
« Eugène, renonce aux fausses illusions qui t’ont jusqu’à
présent séduit sur la véritable grandeur d’âme. Dis-moi,
exista-t-elle jamais dans ce préjugé féroce qui, comme l’a dit
un philosophe (qui ne peut t’être suspect), met toutes les
vertus à la pointe d’une épée, et auquel tu donnes le nom
d’honneur? Vit-on, continue le citoyen de Genève3, vit-on un
seul appel sur la terre, quand elle était couverte de héros?
César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César,
pour tant d’affronts réciproques?... Tu veux te battre au
premier sang! grand Dieu! et qu’en veux-tu faire de ce sang,
3
Jean-Jacques Rousseau.
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bête féroce?... Le veux-tu boire!... Le vrai courage a plus de
constance et moins d’empressement; il est toujours ce qu’il
doit être. L’homme de bien le porte partout avec lui; au
combat, contre l’ennemi, dans un cercle, en faveur des
absents et de la vérité, dans son lit, contre les attaques de la
douleur et de la mort... L’homme de courage dédaigne le
duel et l’homme de bien l’abhorre... Je regarde les duels
comme le dernier degré de brutalité où les hommes puissent
parvenir... »4 Ainsi parle l’auteur du Contrat Social, et tu
hésiterais à te rendre à un homme qui ne peut lui-même
résister (tout pervers qu’il est) à une vérité si palpable? Tu
assimilerais la grandeur d’âme à ce que réprouve la saine
raison? Tu profanerais le nom sacré de héros, en le donnant à
un être qui, renonçant à l’humanité, n’a pas horreur de
l’attaquer dans son propre frère? Ô comble de la dégradation
de notre siècle! On n’hésite pas à proclamer une vertu, le plus
vil, le plus inhumain, le plus féroce et le plus horrible de tous
les crimes... le crime volontaire et prémédité!... »
« Brave Hercule, disent de concert Tancrède et nos
duellistes, tes paroles sont suaves comme le miel; et si tu y
mets quelquefois de l’aigreur, ce n’est que pour calmer chez
nous une humeur plus aigre encore. »
« Ma tâche est remplie. Je n’ai accepté la charge dont je
suis revêtu envers un d’entre vous que pour vous rendre un
service que je croyais être de la plus haute importance. J’y ai
réussi; et je suis le plus heureux des hommes. Venez
maintenant, Adolphe et Eugène; venez, amis autrefois si
généreux, et aujourd’hui plus généreux encore; venez vous
donner le baiser de paix et de réconciliation; venez déposer
4
Nouvelle Héloïse, 1ère partie, lettre 57.
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les armes de la vengeance, pour revêtir celles de la douce
amitié; venez tous deux renoncer à la mort et sourire à la
vie. »
« C’en est assez, dit Eugène, je te pardonne, Adolphe. »
« Quoi! c’est moi qui suis coupable... et c’est ainsi que tu
te venges! Ah! pardonne à mon âge... Me voici à tes pieds,
prêt à faire le serment que tu exigeras de moi. Un seul
sacrifice pourra désormais me coûter... Mais il sera terrible! »
.........................................
Hélas! le sacrifice ne fut pas si grand pour ce pauvre
Adolphe... toute la force en pesait sur Eugène... Emma avait
tout su... elle avait cessé d’exister!... Le cimetière comptait
déjà une tombe de plus; et c’est Emma qui l’allait habiter.
Eugène eut la consolation de l’y suivre. Avant que de mourir,
il avait trouvé, parmi les papiers de sa fiancée, un billet
contenant ces mots:
À Eugène!
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