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Lettre CXLII. Rica à Usbek, à*** 193
Lettres persanes
Enfin, il monta sur un tréteau, et, prenant une voix assurée, il dit : "Peuples de Bétique, j'ai comparé
l'heureux état dans lequel vous êtes, avec celui où je vous trouvai lorsque j'arrivai ici : je vous vois le plus
riche peuple de la terre ; mais, pour achever votre fortune, souffrez que je vous ôte la moitié de vos biens."
A ces mots, d'une aile légère, le fils d'Eole disparut, et laissa ses auditeurs dans une consternation
inexprimable ; ce qui fit qu'il revint le lendemain, et parla ainsi : "Je m'aperçus hier que mon discours vous
déplut extrêmement. Eh bien ! prenez que je ne vous aie rien dit. Il est vrai, la moitié, c'est trop : il n'y a
qu'à prendre d'autres expédients pour arriver au but que je me suis proposé : assemblons nos richesses dans
un même endroit ; nous le pouvons facilement : car elles ne tiennent pas un gros volume." Aussitôt il en
disparut les trois quarts.
De Paris, le 9 de la lune de Chahban 1720.
Lettre CXLII. Rica à Usbek, à*** 194
Lettres persanes
Lettre CXLIII. Rica à Nathanaël Lévi, médecin juif à Livourne
Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et de la puissance des talismans. Pourquoi
t'adresses-tu à moi ? Tu es juif, et je suis mahométan ; c'est-à-dire que nous sommes tous deux bien
crédules.
Je porte toujours sur moi plus de deux mille passages du saint Alcoran ; j'attache à mes bras un petit
paquet où sont écrits les noms de plus de deux cents dervis ; ceux d'Ali, de Fatmé et de tous les Purs, sont
cachés en plus de vingt endroits de mes habits.
Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette vertu que l'on attribue à de certaines
paroles : il nous est bien plus difficile de répondre à leurs raisonnements qu'à eux de répondre à nos
expériences.
Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude, pour me conformer à une pratique
universelle ; je crois que, s'ils n'ont pas plus de vertu que les bagues et les autres ornements dont on se pare,
ils n'en ont pas moins. Mais, toi, tu mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses, et, sans cette
sauvegarde, tu serais dans un effroi continuel.
Les hommes sont bien malheureux ! Ils flottent sans cesse entre de fausses espérances et des craintes
ridicules ; et, au lieu de s'appuyer sur la raison, ils se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes
qui les séduisent.
Quel effet veux-tu que produise l'arrangement de certaines lettres ? Quel effet veux-tu que leur
dérangement puisse troubler ? Quelle relation ont-elles avec les vents, pour apaiser les tempêtes ; avec la
poudre à canon, pour en vaincre l'effort ; avec ce que les médecins appellent l'humeur peccante et la cause
morbifique des maladies, pour les guérir ?
Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que ceux qui fatiguent leur raison pour lui faire rapporter de certains
événements à des vertus occultes, n'ont pas un moindre effort à faire pour s'empêcher d'en voir la véritable
cause.
Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une bataille ; et, moi, je te dirai qu'il faut que tu
t'aveugles pour ne pas trouver dans la situation du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats,
dans l'expérience des capitaines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux ignorer la cause.
je te passe pour un moment qu'il y ait des prestiges. Passe-moi à mon tour, pour un moment, qu'il n'y en
ait point : car cela n'est pas impossible. Ce que tu M'accordes n'empêche pas que les deux armées ne puissent
se battre. Veux-tu que, dans ce cas-là, aucune des deux ne puisse remporter la victoire ? Crois-tu que leur
sort restera incertain jusques à ce qu'une puissance invisible vienne le déterminer ; que tous les coups seront
perdus, toute la prudence vaine, et tout le courage inutile ? Penses-tu que la mort, dans ces occasions,
rendue présente de mille manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que tu as tant
de peine à expliquer ? Veux-tu que, dans une armée de cent mille hommes, il ne puisse pas y avoir un seul
homme timide ? Crois-tu que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement d'un
autre ; que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt abandonner un quatrième ? Il n'en faut
pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse soudain toute une armée et la saisisse d'autant plus
facilement qu'elle se trouve plus nombreuse.
Lettre CXLIII. Rica à Nathanaël Lévi, médecin juif à Livourne 195
Lettres persanes
Tout le monde sait et tout le monde sent que les hommes, comme toutes les créatures qui tendent à
conserver leur être, aiment passionnément la vie. On sait cela en général, et on cherche pourquoi, dans une
certaine occasion particulière, ils ont craint de la perdre !
Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplis de ces terreurs paniques ou surnaturelles, je
n'imagine rien de si frivole, parce que, pour s'assurer qu'un effet, qui peut être produit par cent mille causes
naturelles, est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n'a agi ; ce qui est
impossible.
Je ne t'en dirai pas davantage, Nathanaël ; il me semble que la matière ne mérite pas d'être si
sérieusement traitée.
De Paris, le 20 de la lune de Chahban 1720.
P.-S. - Comme je finissais, j'ai entendu crier dans la rue une lettre d'un médecin de province à un
médecin de Paris (car ici toutes les bagatelles s'impriment, se publient, et s'achètent) ; j'ai cru que je ferais
bien de te l'envoyer, parce qu'elle a du rapport à notre sujet. Il y a bien des choses que je n'entends pas : mais
toi qui es médecin, tu dois entendre le langage de tes confrères.
Lettre d'un médecin de province
à un médecin de Paris
Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait point depuis trente-cinq jours. Son médecin lui
ordonna l'opium ; mais il ne pouvait se résoudre à le prendre, et il avait la coupe à la main qu'il était plus
indéterminé que jamais. Enfin il dit à son médecin : "Monsieur, je vous demande seulement quartier jusqu'à
demain : je connais un homme qui n'exerce pas la médecine, mais qui a chez lui un nombre innombrable de
remèdes contre l'insomnie. Souffrez que je l'envoie quérir, et, si je ne dors pas cette nuit, je vous promets que
je reviendrai à vous." Le médecin congédié, le malade fit fermer les rideaux, et dit à un petit laquais :
"Tiens, va-t'en chez M. Anis ,et dis-lui qu'il vienne me parler." M. Anis arrive. "Mon cher monsieur Anis, je
me meurs : je ne puis dormir. N'auriez-vous point dans votre boutique la C. du G. ou bien quelque livre de
dévotion, composé par un R.P.J., que vous n'avez pas pu vendre ? Car souvent les remèdes les plus gardés
sont les meilleurs. - Monsieur, dit le libraire, j'ai chez moi La Cour sainte du père Caussin, en six volumes, à
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