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que nous haïssons nous paraît capable d'éprouver les mêmes sentiments que nous.
L'idée de la destruction d'un objet aimé nous attriste ; l'idée de la destruction d'un
objet haï nous réjouit. Par suite, la joie de l'être aimé nous réjouit; la joie de l'être que
nous haïssons nous attriste ; la tristesse de l'être aimé nous attriste, et la tristesse de
l'être haï nous réjouit. En effet, quand nous imaginons qu'un être est triste, c'est
comme si nous imaginions qu'il est détruit ; quand nous imaginons qu'un être est
joyeux, c'est comme si nous imaginions qu'il dure et se conserve. Et notre haine et
notre amour s'étendront même jusqu'aux choses qui nous paraissent être des causes de
joie ou de tristesse pour l'être que nous aimons ou que nous haïssons. De là une foule
de sentiments parmi lesquels on peut citer la commisération, qui est une tristesse
accompagnée de l'idée de la tristesse d'un être que nous aimons, l'indignation qui est
une tristesse accompagnée de l'idée d'un être qui est cause de tristesse pour l'être que
nous aimons. On voit clairement que des causes qui ont été jusqu'ici examinées
résultent une infinité de sentiments dont la plupart ne sont désignés par aucun nom.
Mais d'autres sentiments tout aussi variés, et qui ne sont pas d'une importance
moindre que ceux dont il vient d'être traité, résultent de notre ressemblance avec les
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 44
autres hommes. « De cela seul que nous imaginons qu'un être qui nous ressemble
éprouve un sentiment, nous l'éprouvons aussi. » En effet, les images des choses sont
des modifications du corps humain qui enferment la présence d'un corps extérieur; en
d'autres termes, lorsque nous connaissons un corps extérieur comme présent, cela
veut dire que l'idée de notre corps exprime, en même temps que la nature de notre
corps, la nature du corps extérieur ; et nous ne pouvons connaître une modification du
corps extérieur que si l'idée de cette modification est comprise dans l'idée que nous
avons de notre corps. Or, lorsque nous nous représentons qu'un de nos semblables
éprouve un certain sentiment, nous ne pouvons le savoir que si l'idée d'une
modification de son corps, qui correspond à ce sentiment, est comprise dans l'idée que
nous avons de notre corps ; donc, au moment où nous nous représentons qu'un de nos
semblables éprouve un sentiment, l'idée que nous avons de notre corps enferme une
modification qui est liée en nous à ce même sentiment, et par suite il est impossible
que nous ne l'éprouvions pas. Ainsi, si nous imaginons qu'un être qui nous ressemble
éprouve quelque sentiment, par cela seul nous éprouverons ce même sentiment. Cette
imitation des sentiments explique la pitié et l'émulation. Et non seulement nous serons
joyeux ou tristes avec nos semblables, mais nous aimerons ou nous haïrons tout ce
que nous imaginons comme étant cause de joie ou de tristesse pour eux.
Du reste, nos actes suivent nos sentiments, ou plutôt ne sont que ces mêmes
sentiments considérés dans le corps. L'action est identique au désir ; ce qui est désir
dans l'âme est action dans le corps. C'est pourquoi nous nous efforçons de réaliser,
d'amener à l'existence tout ce que nous imaginons comme favorable à notre joie, et de
détruire, au contraire, ce que nous imaginons comme défavorable à notre joie. De
même nous nous efforçons de réaliser ce que nos semblables, croyons-nous,
imaginent avec joie, comme de détruire ce qui est pour eux, croyons-nous, cause de
tristesse; de là la gloire et la honte, et d'autres sentiments du même genre, qui
dépendent de l'effet que nous supposons que produisent nos actions sur les sentiments
de nos semblables.
Les sentiments de cette espèce semblent de nature à rapprocher les hommes les
uns des autres, et à les unir. Mais il n'en est rien. En effet, si nous imaginons que
quelqu'un jouit d'une chose dont nous ne pouvons pas jouir en même temps que lui,
nous nous efforçons de faire en sorte qu'il ne l'ait pas, car l'imitation des sentiments
fait que son désir augmente le nôtre. Et l'on voit par là qu'il n'est même pas besoin,
pour que les hommes soient rivaux, que les choses qu'ils se disputent leur soient
nécessaires ; il suffit qu'un homme désire une chose pour qu'un autre la désire aussi,
et pour qu'ils se haïssent et luttent l'un contre l'autre. On voit comment, de la nature
humaine, l'envie et la haine résultent aussi nécessairement que la pitié. La même
imitation des sentiments qui nous fait compatir au malheur d'autrui peut nous rendre
le bonheur d'autrui insupportable.
Alain (Émile Chartier) (1946), Spinoza 45
Il faut ajouter à tout cela les effets bien connus de la jalousie. Quand nous aimons
un être qui nous ressemble, nous nous efforçons de faire en sorte qu'il nous aime
aussi. En effet, aimer quelqu'un c'est aimer son être, c'est donc vouloir sa joie ; c'est
donc vouloir qu'il éprouve une joie dont nous sommes la cause. Mais, de plus, nous
aimons l'approbation de nos semblables ; nous voulons donc que celui que nous
aimons ait de la joie et croie que nous en sommes la cause : nous voulons qu'il nous
aime. Par suite s'il aime un autre être que nous, nous le haïrons pour cela en même
temps que nous l'aimons. De là toutes les absurdités et toutes les contradictions de la
vie passionnelle.
Il ne faut pas oublier non plus, dans cette explication des passions et de leurs
effets funestes, l'influence qu'ont, sur notre amour et notre haine, l'amour et la haine
que nous supposons en ceux que nous aimons ou haïssons. Celui qui s'imagine qu'il
est haï de quelqu'un sans lui avoir donné aucun sujet de haine, le haïra à son tour ; car,
lorsque nous imaginons une telle chose, nous éprouvons la tristesse, par suite de
l'imitation des sentiments, et nous ne voyons point d'autre cause à cette tristesse que
celui dont nous pensons qu'il nous hait ; nous le haïssons donc, d'après la définition
de la haine. De là résulte que l'on rend le mal pour le mal, que l'on éprouve la colère,
et que l'on désire la vengeance. Inversement, et pour des raisons analogues, celui qui
s'imagine qu'il est aimé de quelqu'un sans avoir rien fait pour cela, se mettra à l'aimer
à son tour. Il résulte de là que la haine est augmentée par une haine réciproque, mais
peut être détruite par l'amour; et aussi que la haine, lorsqu'elle est vaincue par
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